Michel Lussault – L’air : une matière première de l’urbain ?

Lorsque l’on évoque le processus d’urbanisation planétaire (qui est au centre de ce cours public depuis sa première année en 2019), on pense d’abord à un phénomène matériel, qui bouleverse concrètement les espaces et les paysages, ce que nous avons examiné notamment en 2020, et impose des productions et des circulations colossales de matériaux et de ressources — ce que l’analyse du concept de métabolisme nous a permis de cerner en 2021. Tout cela est fort juste, comme il est important de ne jamais oublier que cette matérialité urbaine, essentielle à la réalisation de la cohabitation des humains, dont elle procède tout en l’autorisant (car elle en constitue une des conditions de possibilité), est reliée aux idéalités et aux imaginations qui la socialisent, c’est-à-dire en font non seulement un ensemble d’artefacts biophysiques mais des réalités sociales partagées, convoitées, appropriées, privatisées, valorisées, dégradées, pillées, esthétisées, politisées, représentées etc.

Ce lien indissociable entre matériel et idéel ne doit pas être omis et il sera au demeurant particulièrement important pour aborder l’objet étrange que je placerai au centre de mes réflexions de cette année 2022. Étrange, nous le verrons, car il s’agit d’une « matière » urbaine souvent oubliée, peu analysée en tant que telle car invisible, alors même qu’elle constitue un composant élémentaire de l’urbanisation aussi important que, par exemple, le sol, alors même aussi qu’elle s’avère un constituant indispensable à la vie : je veux parler tout simplement de l’air que l’on étudiera en tant que phénomène urbain protéiforme, tout à la fois bio-physico-chimique, géographique, historique, social, économique et politique.

Nous aborderons cette question à partir d’un point de vue particulier, car je privilégierai l’analyse de l’air urbain comme enjeu social majeur, en m’intéressant surtout à la façon dont il s’impose comme à la fois support d’idéologies et de desseins politiques et de « designs » et ingénieries professionnels spécifiques. Idéologies et desseins politiques qu’on retrouvera dans le développement, jadis, de l’hygiénisme qui donne tant d’importance à la quête de l’air purifié, comme instrument de régénération sociale des villes et de redressement des pratiques citadines des pauvres, ou, actuellement, dans des édifices normatifs échafaudés pour traiter la question de la pollution atmosphérique. « Designs » et ingénieries professionnels, qu’on examinera à travers des doctrines architecturales et urbanistiques mais aussi et surtout via l’analyse du « génie » de l’air conditionné, cet air travaillé et façonné, présent partout désormais, qui s’est imposé depuis quelques décennies comme un motif de la planète urbaine. L’objectif du cours de cette année 2022 sera bien de continuer à saisir les relations complexes entre l’urbanisation généralisée et le changement global : l’hypothèse que je discuterai est que l’air est un champ de phénomènes où ces relations sont particulièrement explicites, ce qui imposerait de réfléchir à une politique et une éthique de l’air urbanisé anthropocène.

Michel Lussault est géographe, professeur à l’Université de Lyon (École normale supérieure de Lyon), membre du laboratoire de recherche Environnement, villes, sociétés (UMR 5600 CNRS/Université de Lyon) et du Labex IMU (Laboratoire d’excellence Intelligence des mondes urbains) de l’Université de Lyon. Dans son travail, il analyse les modalités de l’habitation humaine des espaces terrestres, à toutes les échelles et en se fondant sur l’idée que l’urbain mondialisé anthropocène constitue le nouvel habitat de référence pour chacun et pour tous. Afin de pouvoir amplifier de telles recherches qui exigent une véritable interdisciplinarité, il a crée en 2017 l’Ecole urbaine de l’Université de Lyon, qu’il dirige désormais. Expert reconnu du champ des études urbaines et urbanistiques, il est l’auteur depuis 1990 de plus de 110 articles scientifiques et de nombreux ouvrages comme Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation (Collection la Couleur des idées, Le Seuil, 2017) et Chroniques de géo’virale (Éditions 205, 2020). Plus récemment, il a contribué à l’ouvrage Néolithique Anthropocène. Dialogue autour des 12 000 dernières années (Éditions 205, 2021).

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