Célébrer la mort, embrasser la vie

Une chronique pour arrêter de faire son deuil, politiser la mort et participer à la circulation de la vie.

Par Bérénice Gagne. 

« Longtemps, je me suis habillée tout en noir. Quand on me demandait pourquoi, je répondais, de mon air bravache d’adolescente : « je porte le deuil ». A cette époque – c’était le siècle dernier –, on ne disait pas encore faire son deuil. Je baladais mon désenchantement générationnel comme le personnage d’Hélène Laurain dans Partout le feu (Verdier, 2022) :

« ils disent qu’il faut que je fasse

mon deuil

mes deuils

ils ont un nom

solastalgie il paraît

moi j’appelle ça mes deuils

de la baignoire remplie de mousse

de la vie à 20° en toutes saisons

de la volupté de la voiture

du bonheur d’accumuler 

le deuil des forêts humides

d’une vie sans cancer

le deuil du désir d’enfant

de la légèreté

des lacs gelés en hiver

de se savoir actrice d’au moins quelque chose le deuil

d’une vie consommée

de relations consommées

d’un travail consommé

et de ces deuils

presque

vient le désir d’embrasement

l’envie qu’on m’effondre

plus rapide

plus net

le désir de savoir

et d’en finir tout à fait

pour de bon »

Aujourd’hui, j’entends à tout propos cette expression, faire son deuil. Plus personne ne le porte mais tout le monde doit faire son deuil, comme le montre Vinciane Despret dans Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent (La Découverte, 2015). Si à 50 ans t’as pas fait ton deuil, c’est que t’as raté ta vie ! L’autre jour, je discutais avec une amie qui doit subir une hystérectomie. Ça n’a pas manqué : « je dois faire le deuil de mon utérus ».

Cette ubiquité du deuil désémantise la douleur aigüe de la perte qu’engendre la mort et nous laisse démuni·es face à l’intensité du chagrin. Comment dire et vivre notre affliction quand les mots à notre disposition sont rendus insignifiants par le déferlement éditorial du développement personnel qui déroule tout un protocole pour notre travail de deuil, avec en point de mire ce nouveau Graal : la résilience ? Il en va du deuil comme de la décolonisation : il est tendance d’affirmer vouloir tout décoloniser – l’espace public, l’école, le langage, l’imaginaire, l’architecture, le droit, le changement climatique, et j’en passe. Cette logorrhée décolonialisante ne change rien à la permanence d’un système raciste en France – métropolitaine et dans ce qu’on appelle pudiquement les outres-mers – et au-delà. Et pour cause : l’omniprésence du terme décoloniser sature la prise de parole, désamorce la charge puissante de ce mot dans le débat public et invisibilise les situations coloniales maintenues en place. A tel point que d’aucun·es appellent à « décoloniser la décolonisation ».

Suivant le glissement de notre société vers le productivisme, la notion de deuil s’est déplacée de la marque sociale de la douleur face à la perte vers un travail sur soi, individuel, destiné à évacuer le chagrin pour réintégrer au plus vite le système productif, qu’il soit économique ou relationnel. « Notre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister, un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras », écrit Emilie Hache dans De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production (La Découverte, 2024). Elle décrit notre représentation du monde comme un « arrachement à la nature » qui nous pousse à produire au lieu de régénérer la vie pour perpétuer notre monde et ses conditions d’habitabilité. Or comment régénérer la vie lorsqu’on refuse la mort ?

Aujourd’hui la mort est pire qu’un gros mot. En parler relève du mauvais goût, quand il est de bon ton de mobiliser à tout-va le registre du deuil. On ne dit pas « Madame Michu est morte », c’est perçu comme brutal. On préfère « Madame Michu est décédée, elle s’est éteinte dans la nuit, elle nous a quitté·es ». Nos morts deviennent des disparus : « j’ai perdu mon chien ». Avoir recours à la notion de deuil arrondit les angles, elle fait barrière à la mort. C’est une notion apotropaïque : elle repousse la rupture radicale que représente la mort, dans notre cadre de pensée. La mort est fréquemment vécue comme une grande injustice, comme un événement inique qui fauche des âmes innocentes. Nous concentrer sur le deuil nous incite à revenir à notre individualité : tel qu’il est vécu aujourd’hui, le deuil est un processus individuel, personnel, c’est un travail à accomplir par chacun·e, loin d’un rite communautaire qui répare et régénère. 

Cette individualisation du deuil traduit notre représentation de l’humain – ou de certains humains, car nous vivons dans des systèmes hiérarchisés – comme un être exceptionnel que l’accomplissement culturel et technologique devrait mettre à l’abri de la mort. Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie de Val Plumwood (Wildproject, 2021, traduction par Pierre Madelin) déshabille cette croyance en un exceptionnalisme humain et dénonce l’illusion moderne de ne pas appartenir à la vie. Ayant survécu à l’attaque d’un crocodile, la philosophe réfléchit sur ce qui l’a choquée par-dessus tout dans cet assaut : « le souffle coupé, vous réalisez alors, incrédule, qu’une créature puissante peut ignorer votre statut privilégié et essayer de vous manger ». Cette rencontre a déchiré le voile de l’illusion qui fait de nous des entités non comestibles et nous désolidarise de la circulation de la vie. Cet événement ainsi que la mort de son fils ont également conduit Val Plumwood à considérer la mort « comme un recyclage et comme la réintégration d’une communauté écologique ancestrale ». Dès lors, la mort n’est plus le moment d’une confrontation à l’altérité radicale mais le rappel de notre appartenance à la vie. La stratégie d’évitement qui consiste à mettre le deuil sur le devant de la scène pour – croit-on – éloigner la mort nie le processus vital auquel la mort participe.

[Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on croise peu de cadavres d’animaux quand on se promène en forêt ?]

Nous autres modernes prenons sans rien donner, mangeons sans accepter d’être mangé·es, exploitons toujours plus ce que nous considérons comme des ressources sans les régénérer. Notre exceptionnalisme se traduit jusque dans ce geste ultime d’enterrer nos morts – quand ils ne sont pas incinérés à ultra haute température – bien à l’abri derrière les parois d’un cercueil de bois dur et à une profondeur telle qu’il n’y a plus de faune qu’ils pourraient nourrir – quand ce n’est pas dans un caveau bétonné. La pensée de Val Plumwood revitalise nos vies aussi artificialisées que nos sols et réenchante la mort en partant de sa matérialité même : elle invite à « honorer la dissolution de l’humain dans un flux plus qu’humain ».

Mon goût vestimentaire pour le noir m’a passé quand j’ai rencontré la mort. Je suis passée à la couleur, comme la télé, avec une envie irrépressible d’embrasser la vie, c’est-à-dire de célébrer la mort aussi. Bisous !

Une version écrite de cette chronique paraîtra à l’automne dans le numéro Cimetière de la revue LA FRAUDE. Merci à Camille Chatelaine et à l’équipe de LA FRAUDE pour l’invitation ! »

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