Séminaire « Résilience et transitions » : la ville festive est-elle inclusive ?

Dans la fête, on pense pouvoir rencontrer les autres, mais on ne rencontre souvent que les nôtres.

Citant l’invité Jean-Michel Deleuil, c’est par ces mots que Lou Herrmann a introduit une journée de séminaire centrée sur les enjeux de la ville festive. Centrales pour sortir du désespoir face aux bouleversements globaux de notre époque, la joie et la fête sont peut-être les clés nous permettant de nous tourner vers l’action.

Mais la fête n’est pas un acquis, et son inclusivité est à questionner : génère-t-elle une rencontre universelle ou bien une reproduction des discriminations sociétales ? Dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier, permettant un dialogue franco-québécois ainsi qu’un partage des expériences, Cité anthropocène a débuté la saison zéro de l’École de la résilience par l’organisation d’un séminaire dédié à ces problématiques, en partenariat avec la Ville de Lyon et l’Université de Montréal.

Parce qu’il n’y a rien de mieux que la pratique pour aborder un sujet, cette journée s’est clôturée par un DJ Set de l’artiste K1000, permettant à tous·tes de vivre la fête dans un amphithéâtre de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts. Invitation à imaginer un tel divertissement autrement, cette expérience s’inscrit parfaitement dans la réflexion lancée tout au cours du séminaire, permettant de le conclure sur une note précisément festive.

Matinée : Quels processus d’exclusion spatiale et sociale sont activés lors des événements festifs urbains ?

La conférence matinale a débuté par une présentation de Jean-Michel Deleuil. Professeur à l’INSA de Lyon travaillant sur les politiques urbaines nocturnes, il s’est appuyé sur des œuvres cinématographiques pour illustrer son propos, lequel débute par un postulat fort : la ville festive n’est pas inclusive, parce que la ville n’est pas inclusive de manière plus générale. Au travers des films mis en avant par sa conférence (Sirat de Óliver Laxe, SuperGrave de Greg Mottola ou encore La Haine de Mathieu Kassovitz pour ne citer qu’eux*), Jean-Michel Deleuil dresse le portrait d’une ville festive tantôt solidaire, tantôt subversive, mais dont la trame de fond demeure similaire : la fête est un entre-soi, donc source d’exclusion.

Lou Herrmann et Jean-Michel Deleuil

Ensuite, Sonia Blank, doctorante à l’Université McGill, a pris la parole afin de présenter ses thématiques de recherches. Celles-ci sont axées autour des processus d’exclusion à l’œuvre lors des grands événements festifs urbains, en particulier à Montréal, reconnue comme ville de fêtes en Amérique du Nord. Évoquant notamment la transformation du Faubourg Saint-Honoré en quartier des spectacles, elle décrit l’exclusion de communautés présentes historiquement dans un quartier devenu essentiellement espace de consommation. Marginalisées, ces populations se trouvent menacées du fait de la raréfaction de l’accès à des espaces de survie, ainsi que de la généralisation du design hostile.

La ville, bâtie sur un système de “journée perpétuelle”, oublie celleux qui habitent la nuit, en particulier concernant le froid : si les événements festifs permettent une ouverture des rames de métro 24h/24h, ces dernières demeurent closes les nuits d’hiver, durant lesquelles la température peut descendre en-dessous de -30°C. De même, une obligation de circuler dans les stations de métro prive de sommeil les personnes sans-abris. Sonia Blank termine sa conférence par des propositions en faveur d’une ville plus juste et solidaire, “où la différence est reconnue comme une richesse plutôt que comme une menace”. Il s’agit de décoloniser la fête et la nuit (et donc de repenser le rapport entre occupant·es et occupé·es), de mobiliser l’expertise en design au profit d’espaces de soins nocturnes, de protéger la diversité de la ville nocturne et d’en améliorer la gouvernance.

“Peut-être que protéger la ville nocturne, c’est aussi accepter qu’elle reste particulièrement indéfinissable.”

Sonia Blank

Trois invité·es ont été ensuite convié·es à la table des échanges : Louna Lattanzi, responsable de la commission Sorcières au sein de l’association Karnaval Solidaire ; Florie Bresteaux, géographe doctorante à l’Université de Genève, qui travaille notamment sur la question de l’inclusion des personnes en situation de handicap dans l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ; Julien Pavillard, Directeur des Évènements à la Ville de Lyon et coordinateur général de la Fête des Lumières.

La question de l’inclusion est un défi de taille pour les organisateur·ices d’événements festifs, mais il est important de ne pas la considérer simplement comme une “case à cocher” dans la préparation des festivités. À ce propos, Florie Bresteaux observe que cet enjeu est souvent abordé uniquement en termes d’accessibilité, mais elle en souligne qu’“en prenant le pari de l’accessibilité, on oublie celui de la participation”. En d’autres termes, l’accessibilité, parfois considérée d’un point de vue strictement marketing, rend invisible l’enjeu de la participation réelle des personnes concernées. Les événements accessibles mais à participation inégale ne sont en effet pas rares, notamment du fait de la catégorisation simplificatrice des personnes en situation de handicap. Se profile alors fréquemment une figure du “bon handicap”, celui du fauteuil roulant sur lequel se trouve une personne autonome. Au-delà de cette catégorie (qui ne représente que 10% des personnes en situation de handicap), l’inclusion est en réalité très marginale.

Une autre question a émergé : celle du vieillissement de la population. Ou comment permettre un droit à la fête aux personnes âgées dans un monde vieillissant, alors que la fête est souvent réservée aux personnes valides, jeunes et qui se conforment aux normes socialement acceptables du divertissement ?

Plus largement, il s’est aussi agit de penser ce que la fête fait à la ville. C’est notamment la question de la frontière entre sécurité et sécuritaire qui s’est posée, laquelle est parfois fine. Le risque de glissement de l’une à l’autre a été abordé, avec derrière l’écueil de la désignation d’indésirables dans la fête, et donc de production d’exclusion

De gauche à droite : Louna Lattanzi, Florie Bresteaux et Julien Pavillard

Après-midi : Comment faire de la ville festive une ville inclusive ?

Le séminaire s’est poursuivi dès 14h avec une après-midi consacrée à la prospection de villes festives inclusives. Une première mini-conférence, présentée par Jean-Pierre Chupin, professeur d’architecture à l’Université de Montréal, s’est d’abord attachée à définir les problématiques de l’architecture sous l’angle de la notion d’inclusion. Réfléchir sur l’inclusion revient intrinsèquement à travailler sur un constat d’échec, à la fois politique, technique et pédagogique : devoir penser l’inclusion, c’est admettre que celle-ci n’est pas atteinte, auquel cas la question ne se poserait pas. Les chiffres sont frappants : à Montréal, 25% de la population ne peut pas accéder correctement à 75% de l’espace public. Le constat étant posé, Jean-Pierre Chupin appelle à revoir les théories architecturales de la qualité, les façons dont sont pensés les prix d’excellence, ainsi que les manières de produire des connaissances par la recherche.

En effet, les représentations dominantes de la qualité en architecture excluent 25% de la population, et les prix d’excellence participent à cette exclusion, en récompensant historiquement des architectes se pliant à la vision traditionnelle de la qualité (jamais clairement définie, mais comprenant généralement beauté, fonctionnalité et solidité). Néanmoins, certains prix apparaissent ces dernières années, critiques de la conception classique de la qualité, en venant récompenser l’inclusion, l’équité et la diversité. Afin de dépasser les approches limitées de la qualité, il invite à recourir de manière systématique à des tables partenariales, multidisciplinaires, fonctionnant dans une démarche ascendante afin de réfléchir aux projets architecturaux. En conclusion, Jean-Pierre Chupin propose trois types d’actions nationales afin de résoudre la crise de la qualité : une réforme des cadres éducatifs ; un recours généralisé aux évaluations post-occupation ; la généralisation de la collecte des expériences vécues. Des principes d’ambition normative, de volonté d’inclusion et de compréhension des besoins particuliers doivent dès lors interagir afin de rendre la ville, notamment la ville festive, plus inclusive.

Principe autochtone : “Rien sur nous, sans nous”

Jean-Pierre Chupin

Stéphanie Claudin et Xavier Phélut, chef·fes du projet du Défilé de la Biennale de la Danse, ont par la suite retracé l’histoire du Défilé. Iels nous apprennent que celui-ci a eu lieu pour la première fois lors de la Biennale de 1996, dont la fête d’ouverture a été consacrée au Brésil. Guy Darmet, directeur de l’époque s’est inspiré du modèle des écoles de samba, lieux de brassage social important. À une période où l’inclusion n’était pas encore un terme mainstream, il a souhaité inviter les habitant·es des périphéries dans la ville-centre, afin qu’iels montrent ce qu’iels avaient appris au contact d’équipes artistiques et de chorégraphes. Préfigurant le volet culturel de la politique de la ville, le Défilé a pu bénéficier d’un programme “Projets culturels de quartier” pour faire se rencontrer artistes et habitant·es. La forme de la parade a tellement fédéré, avec 2500 participant·es et plus de 200 000 spectateur·ices, qu’elle est devenue un rituel d’agglomération. Le Défilé de la biennale est constitué de citoyen·nes qui s’engagent dans le projet, avec une diversité de partenaires, garante d’une diversité de publics, transgénérationnels. Véritable parenthèse dans la vie des habitant·es de la métropole, le Défilé permet une interaction entre personnes qui ne se connaissent pas et pourtant vivent ensemble, vrai exemple d’inclusion sociale et générationnelle. De même cette année, le spectacle central Place Bellecour, en clôture de la cérémonie d’ouverture, a permis une réelle participation non seulement des danseur·euses du Défilé mais également du public, afin de “faire entrer tout le monde dans la danse, et donner à tous·tes l’occasion de danser”.

Xavier Phélut et Stéphanie Claudin

Trois invité·es ont ensuite rejoint la discussion : Antoine Trollat, architecte cofondateur de l’agence Looking for Architecture (LFA) ; Pascale Bonniel Chalier, professeure à l’Université Lyon 2 ; Laurène Smith, assistante de recherche à l’Université de Montréal. L’échange a permis de mettre en lumière un point important dans cette perspective d’une ville festive inclusive : la nécessité d’une prise en compte des expériences individuelles et des perceptions des personnes concernées.
L’agence LFA s’est chargée pendant plus de vingt ans de la mise en espace du festival de musique électronique Nuits Sonores à Lyon. Fort de cette expérience, Antoine Trollat témoigne de l’opportunité que représente pour les architectes l’inclusion des usager·ères dans le processus de conception. Il explique ainsi comment la prise en compte de l’expertise d’usage d’une personne malentendante a réorienté le travail de rénovation d’un bâtiment en vue de l’accueil du festival de musique. Nuits Sonores a ainsi pu mieux appréhender les perceptions sensorielles des sons graves, notamment par leurs vibrations contre certains matériaux. Cette démarche de co-conception permet de dépasser une vision strictement normative de l’inclusion et de l’accessibilité dans l’architecture.

Pascale Bonniel-Charlier élargit également la question de l’inclusion aux autres vivants, dans un objectif de décolonisation du regard non-seulement vis-à-vis des autochtones comme cela a pu être précédemment exposé, mais également à propos de l’impact de la ville festive sur le territoire et sur les espèces. Ainsi, se réinscrire au sein du vivant, en tant qu’humain·es, est un pas en avant afin d’être moins destructeur·ices dans notre manière de faire la fête. Plus largement, elle invite à dépasser la notion d’inclusion pour parler de celle d’habitabilité, permettant d’être en accord avec les limites planétaires. Elle définit l’habitabilité comme une condition prenant en compte les attachements des êtres vivants et les interconnexions entre eux, au-delà donc des conditions géophysiques d’accessibilité notamment.

Laurène Smith, dans sa volonté de créer un guide de conseil pour des festivals inclusifs et accessibles, pointe certaines contradictions. Premièrement, le festival est un lieu théoriquement ouvert (à tous·tes), mais matériellement excluant (à celleux qui ne respectent pas les normes de socialisation dominantes). De même, alors que nous recherchons à rendre la ville festive, elle indique que le festival demeure un aspect éphémère de nos vies. Mais, selon elle, c’est précisément sa force : son éphémérité en fait un terrain de recherche par excellence, permettant de tester de nouvelles formes d’inclusion, plus créatives, et ainsi de s’améliorer d’années en années. Il faut dès lors considérer le festival comme l’expérience temporaire de ce que pourrait être une ville inclusive.

De gauche à droite: Pascale Bonniel-Charlier, Louna Lattanzi et Antoine Trollat

Faire la fête oui, proposer de nouvelles prospectives oui, mais en ne perdant jamais de vue que les expériences empiriques des personnes concernées sont les clés de voûte pour des fêtes urbaines inclusives. Au-delà des normes, c’est bien la créativité, apposée au vécu des personnes, qui permettra de réduire au maximum la ségrégation souvent induite par les événements festifs en ville.

Un séminaire à retrouver sur notre chaîne YouTube.

DJ Set de K1000

Pour aller plus loin : la filmographie festive proposée par Jean Michel Deleuil :

  • Sirat, Óliver Laxe, 2025
  • Jour de fête, Jacques Tati, 1949
  • SuperGrave, Greg Mottola, 2007
  • After hours, Martin Scorsese, 1985
  • Trois nuits par semaine, Florent Gouëlou, 2022
  • Eyes wide shut, Stanley Kubrick, 1999
  • Carrie, Brian de Palma, 1976
  • Dupont Lajoie, Yves Boisset, 1975
  • La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995
  • Les chats persans, Bahman Ghobadi, 2009

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